12
Ils roulèrent huit heures d’affilée pour atteindre L.A. le soir même. Emmy s’arrêta brièvement dans un photo-Shack pour acheter un polaroïd dernier cri capable de fournir une photo et son négatif en moins de trente secondes. La fatigue se lisait sur son visage et elle était à bout de nerfs, même si elle faisait de gros efforts pour le dissimuler. David, lui, se sentait en pleine forme. Il n’éprouvait aucun besoin de se reposer, et cette escapade lui rappelait son enfance, lorsqu’il partait en camp d’été avec les autres gosses de la brigade des pompiers.
En émergeant du bazar, la jeune femme déchira l’emballage de l’appareil et enfourna la pellicule dans le chargeur.
— Ça peut faire un cliché net à trente centimètres, expliqua-t-elle, je me suis déjà servie de ce truc, c’est impeccable. Okay, c’est prêt, allons photographier vos fresques.
Ils prirent la direction d’Hollywood pour s’engager dans le dédale des collines, là où les trottoirs cessaient d’exister et où les piétons étaient automatiquement arrêtés par les patrouilles de vigiles surveillant les abords des villas. Des papillons blancs dansaient dans la lumière des phares avant de s’écraser sur le pare-brise. Il faisait nuit, mais les fameuses lettres de béton dominaient la ville, éclairées par des projecteurs. Contrairement à ce que croyaient la plupart des touristes, elles n’entretenaient aucun lien avec le cinéma car elles avaient été plantées là au début des années 20 pour attirer l’attention des investisseurs sur un lot de terrains constructibles du Mount Lee, rien de plus. David se dépêcha d’instiller quelques gouttes dans chacun de ses yeux et se massa les paupières.
Le soleil s’était couché et il faisait presque froid, comme cela arrive souvent dans les climats à tendance désertique. Les rues en pente étaient vides, les grilles bouclées. Les caméras vidéo accrochées aux portiques tournaient leur œil rouge vers Emmy et David quand la voiture s’engageait dans un périmètre de surveillance. Dès le coucher du soleil, chacun se barricadait, on lâchait les chiens, et, si l’on contemplait les lumières de la cité, un verre de scotch à la main, c’était derrière une baie vitrée en verre blindé capable d’encaisser une rafale de pistolet-mitrailleur sans laisser apparaître la moindre fêlure. Le complexe du bunker faisait rage partout aux États-Unis, et la moindre émeute décuplait les ventes d’armes automatiques.
— Vous vous y retrouvez ? interrogea Emmy d’un ton impatient.
— C’était plus haut, affirma David. Là où se cachent les coyotes.
— Charmant ! siffla la jeune femme. Et en plus on risque de se faire égorger.
Elle ne put en dire davantage car, à ce moment, la terre trembla. La secousse ne dura que cinq secondes, mais ils la perçurent nettement, et la voiture zigzagua d’un côté à l’autre de la route.
— Je déteste ça ! cracha Emmy. Un jour je déménagerai pour de bon.
Elle immobilisa le véhicule une minute pour voir si un autre spasme allait suivre. Ils étaient fréquents à L.A., où chacun conservait dans un placard un sac à dos de survie, un casque et une pelle, en prévision du grand tremblement de terre qui jetterait à bas la Cité des Anges.
— Ça va, murmura la jeune femme, on peut repartir. Il faudra faire attention en pénétrant dans la maison. Si elle est toujours debout, il se peut qu’elle soit squattée par une bande de motards... ou des Mexicains entrés en fraude.
— Je ne crois pas, fit distraitement David. Elle doit être trop abîmée.
Il leur fallut près d’une heure d’exploration tâtonnante pour retrouver la bâtisse en question qui se trouvait du « mauvais côté » des Hills, dans une zone dédaignée par les nantis parce que trop pelée. Elle se détacha soudain, dans le halo des phares, blême et lézardée. Se découpant sur le ciel nocturne à la façon d’un décor oublié au fond d’un studio. Bancale, craquelée, elle avait tout de la masure de carton-pâte et de contre-plaqué. Les citronniers étaient morts, faute d’arrosage, une végétation épineuse, de type désertique, avait envahi le jardin, barrant l’accès à la véranda.
— Il n’y a plus de panneau « À vendre », remarqua David.
— Ils ont peut-être renoncé, fit Emmy avec une grimace. Qui voudrait acheter cette ruine ? Et puis c’est trop éloigné des autres maisons. Je ne m’y sentirais pas en sécurité. Vous savez, le temps passe, mais l’affaire Sharon Tate reste présente dans tous les esprits.
Elle hésitait au seuil du jardin. Contournant la voiture, elle ouvrit le coffre pour y prendre une torche électrique.
— C’est sinistre, répéta-t-elle. Il y a peut-être des serpents ou des blaireaux. Vous venez ? Je n’ai pas l’intention d’y passer la nuit.
Ils s’engagèrent dans le sentier, l’épaule en avant, le bras levé pour se protéger le visage. Les épines crissaient sur l’étoffe des vêtements, les tirant en arrière. David repéra des cactus qui n’étaient pas là vingt ans plus tôt. Le halo de la torche dansait sur la façade et, l’éclairant par en dessous, lui donnait un aspect plus terrible encore. Tout était de guingois : les fenêtres, les portes. De chaque ouverture rayonnait un faisceau de craquelures en toile d’araignée. Les planches de la véranda se révélèrent disjointes. Une sur deux manquait, et il fallait faire attention où l’on posait le pied. Chaque pas en avant provoquait un concert de grincements qui vous faisait aussitôt lever les yeux vers le plafond et rentrer la tête dans les épaules.
Emmy s’immobilisa à l’entrée du hall. Son pied buta dans une pile de tommettes mexicaines descellées.
— Bon sang ! siffla-t-elle. Regardez par terre ! On voit au travers du plancher !
Elle avait raison. Des lattes entières manquaient, et, en se penchant un peu, on pouvait voir directement dans la cave. La première chose qu’aperçut David fut la crevasse... Elle était toujours là. Beaucoup plus grande, élargie par les séismes successifs des vingt dernières années. Il ne put résister au besoin d’aller la détailler de plus près. Suivant le trajet des poutres, il gagna l’escalier menant à la cave. Derrière lui, Emmy criait, protestait, mais il l’entendait à peine. Se cramponnant à la rampe branlante, il dévala les marches. L’escalier tout entier protestait à chacun de ses pas. Il n’en avait cure. Enfin, il toucha le sol, là où le ciment avait éclaté sous la poussée tellurique. La maison enjambait cet abîme qui distendait ses fondations et l’écartelait. On sentait qu’elle jetait ses dernières forces dans ce combat perdu d’avance et qu’elle arrivait au point de rupture. La maçonnerie se désarticulait. David s’agenouilla au bord de la faille, essayant d’en distinguer le fond. Il lui semblait qu’il aurait pu y jeter une pierre et l’écouter ricocher à l’infini, d’un bord à l’autre. Ce trou communiquait-il avec l’enfer ? Le diable se tenait-il tout en bas, à des kilomètres de profondeur, spéléologue insensible à la chaleur du magma ?
Il se coucha sur le ventre et plongea la tête dans la fissure. Il n’avait pas peur ; quelque chose en lui avait faim de prodiges. À force d’écarquiller les yeux, il distinguait des scintillements de fournaise, dans le lointain. La Terre avait mauvaise haleine, une odeur étrange filtrait par la fêlure, comme de la coquille d’un œuf pourri.
« Maintenant le diable va te parler, songea-t-il avec un frisson d’excitation. Le diable, ou... ton père. Ton père tombé dans la fournaise de l’incendie. Ton père, qui doit griller en bas depuis toutes ces années pour avoir dit tant de mal des Noirs et des Portoricains... »
Il suait. Des gouttes de transpiration lui brûlaient les yeux. À force de tendre l’oreille, il entendit la voix de George Sarella qui l’appelait.
« C’est toi ? disait-elle, vibrante de ressentiment. Qu’est-ce que tu attends pour me lancer une corde et me faire sortir de là ? Si tu étais un bon fils, tu viendrais me chercher... Tends-moi la main... Aide-moi à sortir des flammes. Il y a si longtemps que je t’attends ! Bordel, tu m’as déjà oublié, c’est ça ? Tu avais honte de moi, alors tu t’es dépêché de tirer un trait... Bougre de snobinard, j’savais que ça ne te vaudrait rien de faire des études. Tu t’en fous que je souffre. Tu imagines un peu ce que ça représente de mourir dans les flammes pour sauver une poignée de négros envapés au T-Bird et à la coke ? C’était pas un bon combat, fils ! J’ai été baisé... C’est pour ça que tu dois me faire revenir ! »
Oui, c’était bien la voix de P’pa. David la reconnaissait sans peine. Elle roulait, rocailleuse et irritée. Chargée d’une perpétuelle colère et prête aux pires obscénités. David, sans réfléchir, lança sa main droite dans les ténèbres de la crevasse, provoquant une chute de gravats. P’pa allait-il la saisir ? Mon Dieu ! Quelle tête aurait-il après tout ce temps passé dans les flammes de l’enfer ? Il serait sûrement affreux, carbonisé, plus noir qu’une statue de goudron. Emmy risquait de s’évanouir en l’apercevant... Y avait-il une bâche dans la voiture, une bâche dans laquelle il pourrait envelopper son père revenu d’entre les morts ? Il pouffa d’un rire hystérique. P’pa qui détestait tant les Nègres devenu noir lui-même par le pouvoir du feu... Fallait-il y voir l’ironie du destin, et une certaine forme de punition ?
Il ouvrait et fermait la main, s’égratignant aux arêtes rocheuses. P’pa le voyait-il ? Était-il devenu aveugle ? David avait toujours entendu dire que les yeux se desséchaient en premier lorsqu’on mourait brûlé dans un incendie... qu’ils explosaient comme des grains de raisin. Oui, c’était ce que son père prétendait. Des grains de raisin.
— Papa ! cria-t-il. Je suis là. Guide-toi sur ma voix... Je suis là.
On le saisit aux épaules pour le secouer. Il roula sur le flanc. C’était Emmy. Elle avait posé la torche sur le sol.
— Revenez à vous ! martelait-elle. Vous êtes en train d’halluciner. Bon sang ! Est-ce que vous m’entendez ?
Elle lui plantait les ongles dans la chair des épaules, mais cette souffrance paraissait très lointaine. Comme il tardait à se ressaisir, elle le gifla plusieurs fois. David perçut à peine la morsure de la paume entrant en contact avec ses joues.
— Vous êtes en train de décoller ! répéta la jeune femme. Reprenez-vous.
Il se redressa. Une voix, tout au fond de son crâne, lui criait de sauter dans la fissure à pieds joints, pour rejoindre son père qui l’attendait en bas.
— Si vous ne revenez pas, je vous fais une injection, annonça Emmy d’une voix menaçante.
— Ça va, lâcha le romancier en l’écartant. C’était juste un coup de fatigue. Je vais mieux.
— Un coup de fatigue ? grogna la jeune femme. Vous avez perdu les pédales, oui ! Si vous vous laissez aller, on n’en sortira pas. Relevez-vous et suivez-moi. Nous avons un travail à faire. Où se trouve cette foutue salle des fresques ?
— Tout en haut, marmonna David. Il faut grimper l’escalier jusqu’au dernier étage.
Il avait l’illusion bizarre que sa voix ne sortait pas de sa bouche. D’où alors ? De son nombril peut-être ? Il fut tenté de relever sa chemise pour vérifier, mais songea que sa compagne n’apprécierait sûrement pas. À regret, il attrapa la rampe pour se hisser au rez-de-chaussée.
— La tempête se lève, dit Emmy dans son dos. Si l’ouragan nous cueille ici, la baraque est bien capable de s’effondrer. Il faut se dépêcher.
Elle lui expédiait des bourrades dans les reins pour le forcer à se remuer. Dès qu’il atteignit le premier étage, David entendit le hululement du vent se ruant dans les crevasses de la façade. Des buissons d’épineux, arrachés par l’ouragan, s’entassaient dans l’encadrement des fenêtres, hérissons squelettiques cherchant refuge. Une marche céda sous sa semelle, et les planches dégringolèrent dans le vide, traversant la maison sur toute sa hauteur, pour disparaître dans la crevasse de la cave. Chaque fois qu’il regardait ses pieds, David réalisait que la maison était transparente, et qu’elle avait été bâtie avec du verre à vitre. Il se demandait si Emmy avait conscience de ce phénomène. Tout se passait comme si on avait voulu attirer son attention sur la crevasse serpentant au fond de la cave.
« Je n’aurais qu’à sauter, songea-t-il, je passerais au travers des marches et je tomberais directement dans la lézarde... »
Un roulement de tonnerre le fit tressaillir, le ramenant à la réalité. Les prodiges s’évanouirent et la maison redevint ce qu’elle était : une ruine branlante dont le vent faisait gémir les poutres. Une marche sur deux manquait, et chaque pas faisait s’ébouler le mortier des parois. Cet effritement constant finissait par vous nouer les nerfs.
Ils atteignirent enfin le dernier étage. David s’orienta. « C’est là », annonça-t-il en poussant une porte. La pièce empestait le renfermé et la poussière. Les volets clos avaient protégé les vitres qui étaient restées en place, mais il y régnait une chaleur à vous couper la respiration. La jeune femme ouvrit la bouche, essayant vainement de reprendre son souffle dans cette atmosphère de haut fourneau. David dut s’appuyer au chambranle. La sueur lui ruisselait sur le visage. Emmy le poussa pour entrer. La torche levée, elle inspecta rapidement les murs. Ils étaient vierges...
— Vous vous êtes fichu de moi, aboya-t-elle. Où sont vos fameux dessins ? Où ? Il n’y a rien... Regardez !
David lui prit la lampe des mains. Elle ne mentait pas. Les cloisons étaient nues, décapées. Ça et là s’accrochaient quelques rares écailles de peinture jaunie.
— C’est à cause de la chaleur, murmura-t-il. Depuis vingt ans le soleil tape sur les tuiles du toit, tous les jours. Ça a cuit la peinture qui s’est mise à cloquer... C’est un phénomène de dessiccation assez fréquent dans le désert.
— Je m’en fous ! rugit la jeune femme. Où sont passées les fresques ?
— Là, dit doucement David. Par terre, à vos pieds... N’avancez pas, vous les écraseriez.
Il avait dirigé le halo de la torche vers le sol. Sur le plancher, les lambeaux de peinture tombés des murs formaient un puzzle éparpillé. Un puzzle d’une finesse et d’une fragilité effrayantes.
Il s’agenouilla, invitant sa compagne à l’imiter.
— Regardez, souffla-t-il. Tout est là. Les dessins... les croquis... C’est tombé des murs peu à peu, au fil du temps.
Du bout du doigt, il retourna un fragment cloqué, à peine plus épais qu’un morceau de coquille d’œuf. Un nez, une bouche apparurent, dessinés au crayon gras.
— Tout est là, répéta-t-il. Il suffit de rassembler le puzzle pour retrouver le motif originel.
— Maintenant ? hoqueta Emmy.
— Bien sûr que non, je vous propose de ramasser délicatement tous ces lambeaux de peinture et de les emmener chez moi. Avez-vous une boîte dans le coffre de la voiture, quelque chose qui permettrait de les transporter ?
Au moment où il prononçait ces mots, il avisa de grands cartons à pizza entassés dans un coin de la pièce. Des cartons qu’il avait peut-être lui-même apportés, vingt ans plus tôt.
— Attrapez ça, ordonna-t-il, et entassez-y les écailles de peinture. Prenez ce côté de la salle, moi je me charge de l’autre.
— Mais c’est un travail de titan ! protesta Emmy, on en a pour des heures !
— Vous avez une autre solution ? gronda David. Si la baraque s’écroule cette nuit, notre unique chance de localiser Orroway disparaîtra avec elle. Faites comme moi : ramassez les lambeaux comme si c’étaient des ailes de papillon. Au moindre geste maladroit ils s’émietteront, allez-y le plus doucement possible.
Il posa la lampe sur le sol et se mit au travail sans attendre. Du bout des doigts, il se saisissait des fragments cloqués et les déposait dans l’emballage de pizza. C’était une besogne délicate, car les écailles menaçaient de se changer en poussière à tout instant. L’enduit leur donnait véritablement la consistance de la coquille d’œuf. Il aurait suffi d’un coup de poing pour les réduire en poudre. David essayait de faire vite car la tempête secouait la maison, faisant hurler les poutres.
« Il suffirait qu’une rafale de vent arrache l’un des volets, pensa-t-il soudain. La fenêtre s’ouvrirait sous la poussée... ou bien les carreaux s’envoleraient, faute de mastic. La bourrasque déferlerait dans la pièce, emportant avec elle toutes les écailles. »
D’un revers de manche, il épongea la sueur qui lui gouttait sur le visage. La panique s’insinuait en lui. La crainte de voir la malchance lui jouer un tour de cochon. Ses mains tremblaient, ses doigts englués de poussière serraient trop fort les lambeaux de peinture. Il en écrasa deux ou trois, jura entre ses dents. Toute son attention se concentrait sur les volets qu’il entendait ruer contre la façade. Ils allaient s’arracher de leurs charnières...
« Allons, se répétait-il, ils sont là depuis si longtemps, ils ne vont pas céder ce soir... justement ce soir, pour le seul plaisir de t’embêter. »
Mais il n’en était pas si sûr. Il se sentait gagné par la certitude d’un obscur complot des éléments... Et si Orroway avait trouvé le moyen de commander à la tempête, hein ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire contre ça ?
Emmy jura. Elle venait de s’enfoncer une écharde dans le doigt. Elle avait déjà rempli un carton de pizza maxi-taille, et cette performance irrita David. Il eut brusquement envie de sauter à pieds joints sur l’emballage pour empêcher la jeune femme de gagner. Après tout, c’est lui qui avait eu l’idée du jeu, non ?
Mais les poutres du toit craquèrent au-dessus de sa tête, et la maison parut bouger dans la bourrasque.
— Oh ! fit Emmy d’une voix alarmée, vous avez senti ? Le plancher a remué, j’en suis certaine !
— Vous avez la trouille ! ricana David avec un rire niais.
Quelque part, des tuiles se décrochèrent, traversèrent le plancher à claires-voies du grenier et tombèrent dans une chambre, soulevant un nuage de poussière âcre. David s’ébroua, contempla le paysage qui s’étendait devant lui. Il restait encore de quoi remplir deux cartons à pizza. Pour gagner du temps, il écartait tous les fragments ne comportant aucun dessin, mais peut-être n’était-ce pas la meilleure méthode ? Des courants d’air, filtrant sous la porte, faisaient voleter les écailles dans la semi-obscurité. Si l’on commettait l’erreur de refermer le poing sur ces papillons capricieux, ils s’anéantissaient au creux de votre paume.
David devait faire des efforts pour ne pas penser à la lézarde, en bas, dans la cave. Il l’imaginait sous la forme d’une bouche aux lèvres de ciment. Une bouche qui se mettait parfois à parler, déchaînant des tremblements de terre. Et cette bouche disait : « David, c’est méchant de laisser son Papa rôtir dans les flammes de l’enfer. C’est très méchant. Un bon garçon aurait tout mis en œuvre pour sortir son père de ce mauvais pas... Il aurait offert, par exemple, de prendre sa place. Quoi de plus logique en vérité ? Chacun son tour. On assure un roulement à l’amiable : le père sort et le fils le remplace pendant vingt-cinq ans, et puis on recommence. »
Il serra les mâchoires à s’en briser les dents. Il n’était pas question qu’il prête l’oreille à de pareilles inepties !
— David, fit tout à coup Emmy. Vous parlez tout seul.
— Quoi ?
— Merde ! Vous parlez tout seul. Reprenez-vous, ce n’est pas le moment de piquer une crise.
— Ça va aller.
— C’est vous qui le dites. Ne faites pas de conneries, arrêtez de marmonner des trucs insensés à propos de cette crevasse. C’est juste un effet de la drogue.
Ils ne purent pas en dire plus, car la pluie se mit à tomber, s’écrasant sur les tuiles avec fracas. David leva la tête, alarmé, mais cette partie du toit était encore relativement imperméable et l’eau ne s’infiltrait pas dans la pièce. Emmy eut un coup d’œil inquiet pour les cartons. Résisteraient-ils au déluge le temps qu’on mettrait à regagner la voiture ?
— Quand nous serons en bas, dit-elle, vous resterez sous la véranda pendant que j’irai chercher un imperméable dans le coffre. Nous emmailloterons les cartons dedans, ça les protégera de l’averse et du vent. D’accord ?
David acquiesça d’un grognement. Il en avait assez de cette besogne idiote. L’envie le prenait soudain d’ouvrir la fenêtre et de secouer les boîtes dans le vent pour regarder les lambeaux de peinture danser dans la bourrasque. Ce serait sûrement joli, ces centaines de papillons fragiles s’émiettant dans la pluie…
Pourquoi les garder prisonniers, hein ? C’était cruel et anti-écologique, mieux valait les remettre en liberté. À l’instant où il posait la main sur le premier emballage, Emmy lui pinça le biceps. La douleur se calma très vite, comme anesthésiée.
— On y va, déclara la jeune femme. Je ne peux pas avoir confiance en vous, vous avez un regard de psycho. Je vous préviens que si vous faites mine de toucher à ces boîtes, je vous éclate le crâne avec la lampe électrique. Après tout, je n’ai plus besoin de vous ! Je sais ce qu’il faut chercher.
La colère permit au romancier de se reprendre.
— Donnez-moi la lampe, dit-il, vous, prenez les cartons. Je vais vous ouvrir le chemin. Regardez bien où vous mettez les pieds.
Ils sortirent prudemment de la pièce, les yeux fixés sur le sol. « Dans un film, songea David, nous trébucherions dix fois avant d’atteindre le rez-de-chaussée, et les boîtes décriraient des loopings invraisemblables avant de retomber juste dans nos mains. »
— On y va ? s’enquit Emmy.
Ils y allèrent. Désormais ils n’entendaient plus gémir la menuiserie car les hululements de la tempête dominaient tous les bruits. De temps à autre une planche se décrochait sous leurs pieds et partait s’écraser dans la cave. Malgré cela, ils arrivèrent en bas sans trop de mal. La pluie pénétrait par les fenêtres brisées, installant de larges flaques sur les portions de parquet encore intactes.
Emmy dévisagea David, elle hésitait à le laisser seul avec les boîtes.
— Tenez, dit-elle en lui tendant les clefs de la voiture. Allez-y, moi je reste là. Dans le coffre vous trouverez ma valise. Ouvrez-la. Il y a un ciré jaune sur le dessus, ramenez-le. Vous avez compris ?
Voilà qu’elle lui parlait comme à un débile ! David rafla le trousseau et s’élança sous l’averse. La pluie glacée lui coupa le souffle. Il fut trempé de la tête aux pieds en l’espace de quelques secondes. Il se mit à courir, effrayé à l’idée qu’il pourrait peut-être se noyer sous ce déluge. Il se surprit à remuer les bras, esquissant des mouvements de natation. Les buissons d’épines déchiraient sa chemise de chaque côté du chemin, lui lacérant les épaules. Il atteignit enfin la voiture. Il avait l’impression de bouger très lentement, presque au ralenti. Ses doigts tâtonnèrent pour trouver la serrure du coffre. Il se battit avec les fermoirs de la valise, éparpilla les vêtements. Un ciré jaune, avait dit Emmy... Mais c’était quoi un ciré ? Et jaune... c’était quelle couleur déjà ? Il chercha à se rappeler : le ciel était jaune et le soleil bleu... Non, c’était l’inverse. Incapable de prendre une résolution, il décida de ramener la valise tout entière et empila les vêtements à coups de poing. Quand il atteignit la maison, Emmy l’injuria.
— Merde ! gronda-t-elle, je croyais que vous résisteriez mieux que ça au produit. Si vous continuez à ce rythme, vous êtes bon pour l’asile avant la fin de la semaine. Donnez-moi ça.
Elle ouvrit le bagage et s’empara du ciré qu’elle enroula autour des cartons à pizza.
— Allez, fit-elle, on décroche. Essayez de ne pas oublier la valise. C’est ça une valise, cette chose-là, avec une poignée... comprends ?
Elle se mit à courir sans s’occuper de savoir si David suivait. Dès qu’elle eut atteint la voiture, elle enferma son paquet dans le coffre. Le romancier la rejoignit, la valise sur la tête. La jeune femme jeta le bagage sur la banquette arrière et se glissa au volant.
— Grouillez-vous ! gronda-t-elle, vous bougez comme un vieillard. Vous êtes complètement amorti ou quoi ?
Elle démarra. Par bonheur, en dépit du ruissellement qui labourait le chemin, la voiture ne s’embourba pas. Les essuie-glace avaient le plus grand mal à maintenir une visibilité correcte.
— On va chez vous, annonça Emmy. Je connais votre adresse, ne vous occupez de rien. Vous habitez un loft, je crois ? Ça nous donnera la place d’assembler notre puzzle, j’espère que nous n’avons pas fait tout ça pour rien.
Ils descendirent la colline sans croiser personne.
— Et si c’était Orroway qui avait fait gratter les murs ? dit tout à coup Emmy. Il a pu les asperger de décapant et attendre que la peinture tombe en lambeaux ?
— Non, objecta David. Le pigment serait boursouflé, caoutchouteux. C’est la chaleur qui a décollé la couche de peinture. J’ai déjà vu ça chez moi, quand j’étais gosse. De grandes écailles bien sèches, très friables, qui se transforment en poussière blanche si on les manipule.
— Vous êtes fort en puzzle ?
— J’ai toujours détesté ça. Vous pourriez peut-être engager un professionnel ? Il y a des types qui font des concours chronométrés, à Pasadena.
— Non, trop risqué. On ne peut se fier qu’à nous, je vous l’ai déjà dit.
Ils roulaient maintenant vers Venice. La pluie avait vidé les rues. Les rafales ébouriffaient les palmiers, leur arrachant parfois de longues feuilles qui allaient se plaquer contre une devanture, telles les grandes pattes palmées d’une quelconque « Créature du Lagon Noir », fantôme échappé d’un Hollywood défunt. David sombra dans la somnolence. Emmy le secoua lorsqu’ils atteignirent le sidewalk. L’ouragan s’éloignait, mais les trombes continuaient à balayer la promenade, crépitant sur le ciment. La jeune femme alla récupérer les boîtes en carton à l’arrière du véhicule.
— Prenez ma valise, grommela-t-elle. Tout n’est peut-être pas trempé.
Elle se chargea des emballages de pizza et de la mallette d’acier contenant les « médicaments » fournis par Corckland Industries. Ils marchèrent vers l’immeuble sans se presser, car ils étaient tellement mouillés qu’ils ne risquaient plus rien. David glissa sa carte magnétique dans le lecteur commandant la porte du rez-de-chaussée. Des voix de femmes résonnaient dans la cage d’escalier, proférant des malédictions et des serments d’amour passionnés en espagnol. C’était le Japonais du premier qui fabriquait ses cerfs-volants en regardant nuit et jour les telenovelas diffusées par les chaînes mexicaines. Il ne faisait rien d’autre, à part essayer ses prototypes sur la plage. Aussi David avait-il dû s’habituer aux échos fiévreux de ces séries de trente minutes, entrelardées de séquences publicitaires omniprésentes, et qui s’intitulaient : Esclave et Maîtresse, La Servante au Cavalier, La Dame à la Cravache... ou encore La Vierge Aux Bottes de Cuir Fauve. Car les préférences du Nippon allaient en effet aux feuilletons des années 50, et à leurs femmes fatales débauchant de riches planteurs en costumes à rayures et pli « rasoir ».
Ils pénétrèrent dans le loft où les paravents de papier de riz découpaient un curieux labyrinthe.
— Vous vous prenez pour un rat de laboratoire ? dit Emmy, qui, d’un mouvement de nuque, rejeta en arrière ses cheveux dégoulinants. Faites de la place, repliez-moi tous ces trucs. Où se trouve la salle de bains ? Il faut que je me change avant d’attraper la crève.
David la guida à travers le dédale. Le loft ne comportait aucune cloison de séparation. Les sanitaires – baignoire, W. C., cabine de douche – s’offraient au regard sans dissimulation.
— C’est sinistre, grogna Emmy. On dirait une gigantesque cellule. Ça vous plaît vraiment de vivre comme ça ?
Pendant que le romancier repliait les quarante paravents, elle arracha ses vêtements trempés et entra dans la douche pour s’asperger d’eau brûlante. Quand elle en ressortit, elle s’enveloppa dans un peignoir et ordonna à David de l’imiter.
— Je vais faire du café, décida-t-elle.
Elle passa derrière le bar et brancha le percolateur. David la remplaça dans la cabine, mais il ne souffrait pas du froid ; les sensations physiques lui parvenaient curieusement atténuées, comme s’il les percevait à travers des vêtements très épais. Il s’amusa à s’ébouillanter les pieds sans rien éprouver qu’un léger picotement. Il décida d’arrêter les frais quand sa peau devint très rouge, s’enveloppa dans un peignoir et alla s’examiner dans le miroir du lavabo. Sa barbe et ses cheveux avaient poussé. Machinalement, il prit la tondeuse réglée sur 6 mm et se coupa le poil presque au ras de la peau. Il ne se supportait qu’ainsi, quand la paume de sa main se promenait sur son crâne avec un bruit de papier de verre. Il n’aurait su dire pourquoi.
— Ce n’est pas le moment de faire votre toilette, intervint Emmy. Buvez votre café, ensuite nous étalerons les pièces du puzzle. Il faut s’y mettre tout de suite. J’espère que personne ne nous a suivis.
Elle avala deux comprimés d’amphétamines afin de chasser le besoin de sommeil qui se faisait sentir, puis ils s’agenouillèrent pour déballer leur récolte avec d’infinies précautions. Les écailles de peinture avaient souffert du transport, certaines étaient déjà retournées à la poussière sans qu’on puisse déterminer si c’étaient justement celles qui portaient des éléments constitutifs du dessin d’Orroway.
— J’ai du mal à me persuader que ce que nous faisons sert à quelque chose, marmonna Emmy. Vous pensez vraiment que votre copain aurait oublié derrière lui un détail aussi révélateur ?
— Ce n’est pas impossible, fit David sans cesser d’étaler les fragments cassants. Et pour plusieurs raisons. Premier cas de figure : il a très bien pu envoyer quelqu’un détruire les fresques... et ce quelqu’un a constaté que les murs étaient redevenus vierges. Sans voir plus loin, il a rebroussé chemin comme vous avez vous-même failli le faire, peu désireux de s’attarder dans un endroit aussi dangereux. Second cas de figure : Orroway a pensé que détruire le dessin était justement trop révélateur, et il l’a laissé sur le mur... pour le banaliser, si vous préférez. Troisième cas : il a passé les cloisons au décapant pour faire croire à une dessiccation naturelle, et il s’est particulièrement appliqué à faire disparaître le croquis. Dans ce cas nous cherchons effectivement pour rien. Les morceaux du puzzle qui nous intéressent ont été réduits en poudre il y a longtemps. Quatrième possibilité : il a oublié, tout simplement... comme j’avais moi-même oublié.
Emmy haussa les épaules.
— Vous avez peut-être raison, soupira-t-elle. De toute manière nous n’avons pas le choix.
Il leur fallut deux bonnes heures pour vider les cartons. La tension nerveuse faisait trembler leurs mains, et les écailles se fragmentaient entre leurs doigts, compliquant encore plus le travail d’identification. Emmy grinçait des dents sans en avoir conscience. Quand ils eurent étalé la totalité des pièces sur le plancher, ils constatèrent qu’il y en avait près d’un millier ; toutes portaient un gribouillis complexe qui changeait de signification selon la manière dont on le contemplait.
— Regardez ça, murmura David. Ce pourrait être l’œil d’un personnage de caricature... mais tout aussi bien un œil-de-bœuf perçant le toit d’un grenier. Et ça... C’est peut-être une oreille, ou le dessin d’une moulure. Et ce feuillage... on pourrait également y voir une barbe.
— Ça suffit, coupa la jeune femme. Ne me démoralisez pas dès le début. Par quoi commence-t-on ?
— Par le plus facile. Les visages, ça permettra d’éliminer un bon nombre de pièces.
Ils firent glisser les écailles sur le parquet, en les poussant du bout de l’index. La fragilité des pièces ralentissait la manœuvre. Au bout d’une heure, ils avaient reconstitué la tête d’un homme chauve à lunettes, à la moue méprisante.
— C’était un prof, murmura David. Je ne me rappelle plus son nom... ni même ce qu’il enseignait. Orroway le détestait.
Il considéra la figure approximative, les sourcils froncés, conscient du piège dans lequel ils risquaient de tomber. N’avaient-ils pas déjà effectué de faux rapprochements ? Cette bouche bizarrement tordue... était-ce vraiment une bouche ou bien le haut d’une porte ? Et ce nez ? N’évoquait-il pas terriblement une jarre d’ornement ? Tout était à double sens. Les lambeaux de peinture gondolés poussaient à la méprise.
— Nous sommes peut-être en train de fabriquer des têtes humaines avec des morceaux de maison, grogna le romancier. Vous y avez pensé ?
L’emboîtement des éléments n’avait pas la rigueur qui gouverne la mise en place des pièces d’un vrai puzzle. Il aurait été plus juste d’ailleurs de parler de « rapprochement », car les découpes étaient loin de s’imbriquer à la perfection. De plus, chaque déplacement accentuait l’émiettement des lambeaux.
— Il aurait fallu tous les photographier à la même échelle, dit nerveusement Emmy, et n’utiliser que des clichés découpés... mais cela nous obligerait à acheter des dizaines de pellicules. J’irai demain ; au moins, de cette manière, nous préserverons les pièces originales.
Malgré cela, ils continuèrent à faire des assemblages. Ils s’étaient piqués au jeu et le besoin de savoir les poussait à aller de l’avant.
Ils parvinrent à former encore deux caricatures. Des jeunes filles à la poitrine avantageuse et au sourire de poupée Barbie qui n’éveillaient rien dans la mémoire de David. Le doute était désormais en eux, et ils voyaient dans chaque détail des visages une autre interprétation possible. Cela tournait à la devinette, au trompe-l’œil. Tout devenait suspect. Était-ce une veste à carreaux ou un toit de tuiles ? Un motif psychédélique ou des éléments architecturaux ? À force d’attention, le buisson devenait barbe en broussaille, l’invraisemblable chapeau : pont enjambant un ruisseau... La mode des années soixante n’arrangeait pas les choses. Emmy se redressa en se tenant les reins.
— Nous n’y arriverons jamais, gémit-elle. Je suis en train de devenir folle.
David eut un ricanement amer.
— Vous savez, annonça-t-il, je viens d’imaginer une cinquième hypothèse : Orroway détruit le véritable dessin, mais gribouille à la place une autre maison... une fausse piste, histoire de nous expédier à l’autre bout du pays. Nous nous cassons la tête à reconstituer le dessin perdu, mais c’est en fait celui d’une baraque sans importance recopiée dans un album touristique du siècle dernier ! Drôle, non ?
— Très drôle, fit la jeune femme d’un ton sinistre en s’allongeant sur le futon. Vous en avez beaucoup du même tonneau ?
Elle consulta sa montre, il était 3 heures du matin.
— Il faut dormir, dit-elle. Je suis désolée, mais je vais devoir vous faire une piqûre de Thorazine. De cette manière je serai certaine que vous n’irez pas piétiner le puzzle dès que j’aurais fermé les paupières. Allongez-vous.
David obéit. Emmy ouvrit la valise de métal pour prendre le pistolet à injections peinturluré en bleu. Le romancier se prêta docilement à la manipulation. Il ressentit à peine la piqûre, et, très vite, la réalité s’abolit autour de lui. La dernière image qu’il enregistra fut celle de la jeune femme, enveloppée dans le peignoir trop grand, agenouillée au-dessus du puzzle, une expression d’accablement sur le visage.